
Continent du métissage, l’Amérique latine est aussi celui des paradoxes, dont celui des Noirs ou Afro-descendants, présents dans la plupart des pays, mais « invisibles » socialement et politiquement.
Ils « surgissent » comme par magie dans certaines équipes, au moment de certains championnats mondiaux de football, comme dans le cas de l’Equateur. On pourrait ajouter le Pérou, la Colombie, le Costa-Rica. Par contre dans un pays comme l’Argentine la non-visibilité des Noirs est aveuglante. Dernièrement un une manifestation de supporters racistes à Buenos-Aires a fait entendre des insultes adressées aux joueurs noirs de l’équipe de France, notamment Kylian Mbappé.
A Buenos-Aires des supporters argentins annoncent la couleur
Sur le site du journal sportif français Onze on peut lire ce titre : » Des Argentins entonnent un chant raciste envers Mbappé et les Bleus ». Ce chant raciste, interprété par des groupes de supporter en délire (« las hinchadas »), a été largement diffusé par la chaîne sportive agentine TYC. Le journal espagnol El Mundo a répercuté l’événement en titrant : »Polémica por el cántico racista de unos aficionados en la televisión argentina (Polémique suite au chant raciste d’un groupe de supporters à la télévision argentine). El Mundo cite de longs passages de ce chant : » Propagez la rumeur, ils jouent en France mais ils viennent tous d’Angola. Que c’est beau ! Ils vont courir. Ils aiment les travestis comme ce putain de Mbappé. Sa mère est nigériane, son père est camerounais, mais sur ses papiers, nationalité française. »
Les supporters argentins broient du noir
Dans la presse française, les réactions sont partielles et plutôt frileuses, très peu de journaux en font l’écho. Côté radio, France Info et RMC ont retransmis l’information dans la journée du jeudi mais elle s’est rapidement évaporée…

Supporters tenant des propos racistes envers Mbappé
Néanmoins, emportés par leur phobie du négro-africain (ils sont tous pareils), ces supporters argentins mélangent tout : les joueurs français d’origine africaine « ne viennent pas tous d’Angola » ! Cette généralisation angolaise vient du fait que la majorité des esclaves transportés en Argentine durant l’esclavage était plutôt des Bantous, en provenance de l’Angola et des actuels Congo Kinshasa et Congo Brazzaville. Mais il y a des Afro-argentins issus d’une immigration africaine récente, depuis le début des années 1990. Ces immigrants viennent souvent des îles du Cap-Vert lusophone, du Sénégal, et d’autres pays de l’Afrique de l’Ouest : Mali, Guinée-Conakry, Nigéria.
Mbappé, la bête noire des supporters racistes

Quant à l’acharnement sur Mbappé, il s’explique par la vision différente que l’on peut avoir de ce joueur talentueux, de père camerounais et de mère algérienne, selon qu’on est en France ou dans une certaine Argentine. Le samedi 30 juin 2018, en huitièmes de finale du Mondial, le monde entier assistait à la naissance d’une étoile française du foot aux accélérations fulgurantes et aux dribbles étincelants. Mais ce fut aussi le bourreau de l’Argentine : 2 buts sur les 4 marqués par les Bleus dans ce match, outre un pénalty obtenu aux détriments d’un défenseur débordé. Or « la bête noire » de la sélection argentine est de retour chez les Bleus… Nouveau cauchemar en perspective pour la défense argentine, sans compter que dans l’équipe de France, le danger peut venir de partout…
Les Noirs invisibles en Argentine et dans d’autres pays d’Amérique latine
Si on regarde plus largement la question, elle a des racines profondes dans l’histoire de l’Argentine et dans d’autres pays d’Amérique Latine.

Si les Afro-descendants sont présents dans de nombreux pays latino-américains (Amérique Centrale, Colombie, Venezuela, Equateur, Pérou), Ils sont quasiment invisibles dans l’espace politique et dans de nombreuses professions bien considérées de contact avec le public : hôtesses de l’air, employé/es de banque, enseignants, etc. Une exception notable, l’Afro-Colombienne, Francia Marquez élue vice-présidente du gouvernement de gauche, présidé par Gustavo Petro (juin 2022).
Le grand remplacement
Après les guerres d’Indépendance (à l’exception notable d’Haïti, 1804), de 1808 à 1833, le pouvoir politique en Amérique Latine a été occupé par les bourgeoisies créoles blanches. Tous les Etats latino-américains ont conservé l’esclavage après leur indépendance, acquise au nom de la liberté anticoloniale…

Dans le cône Sud (Brésil, Chili, Argentine, Uruguay, certaines régions du Paraguay et le Sud du Brésil), la grande quantité de populations noires et amérindiennes a été ressentie comme un « problème » pour les élites créoles blanches. Elles étaient également perçues comme une cause de retard dans la marche vers la civilisation de modèle européen. La réponse développée par de nombreux théoriciens et hommes politiques Argentins et Brésiliens était de promouvoir systématiquement une immigration européenne (majoritairement allemande et italienne) pour une politique de « blanchiment » (blanqueamiento en espagnol, branqueamento en portugais). Il fallait progressivement remplacer cette masse de Noirs et d’Indiens, dans ces deux pays du Cône Sud.
L’Abolition est proclamée en 1853 en Argentine. La même année la nouvelle Constitution argentine favorise l’immigration européenne (article 25)…
Les populations noires très nombreuses durant l’histoire coloniale du pays ont commencé à décroître à partir de la deuxième moitié du XIX° siècle. Elles avaient été favorisées par le dictateur Juan Manuel Rosas, homme fort du pays (1835-1852), qui avait dès 1837 interdit l’achat et la vente d’esclaves. Par la suite d’autres phénomènes ont contribué à diminuer la population noire du pays : l’utilisation de soldats noirs en première ligne dans de nombreuses guerres civiles, la fuite massive d’Afro-descendants vers l’Uruguay et l’épidémie dévastatrice de fièvre jaune de 1871, dans les quartiers pauvres.
Des efforts de normalisation
Cependant, depuis 2006 un mouvement civique et identitaire de revendication des droits sociaux et culturels a émergé en Argentine : el Foro de Afrodesendientes y Africanos en Argentina (Le Forum d’Afro-descendants et Africains en Argentine). Le gouvernement argentin a institué une date officielle de commémoration dédiée aux Afro-Argentins, le 8 novembre, date de la mort de Maria Remedios del Valle (8 novembre 1847, capitaine dans l’armée argentine). Pour le journaliste de RFI, Igor Cauquelin (15 août 2014), l »Argentine qui avait perdu sa « mémoire noire » est en train de « rattraper le temps perdu ». Le mouvement de revendication encore timide investit pour l’instant les revues et journaux militants, et un espace culturel réduit. Certains noms commencent à émerger : Magdalena Lamadrid, Miriam Gomes, Boubacar Traoré.
Rafael Lucas, Kaddu Diaspora Média
